
Une bataille après l’autre : Une révolution à retardement
Pour son dixième long métrage, Paul Thomas Anderson (There will be blood, 2007) pose son regard sur la frontière américano-mexicaine et signe une œuvre hybride : entre road movie et film révolutionnaire délirant. Sur cette ligne de tension se déploie The French 75, un groupe d’activistes contemporains bien décidés à libérer les migrants enfermés dans des camps ; à dynamiter des symboles du pouvoir ; et à s’attaquer au système bancaire avec une détermination mortelle. Au sein du groupe, se détache un couple improbable : Perfidia Beverly Hills — braqueuse incontrôlable et impulsive (interprétée par Teyana Taylor), et Bob Ferguson, artificier dépassé par les événements (campé par Leonardo DiCaprio).
En parallèle, Perfidia entretient une relation ambiguë avec le colonel Steven J. Lockjaw (Sean Penn), chargé de sa traque. Entre eux, tout n’est que pulsions et violence, un affrontement charnel dénué de toute vraie rencontre entre leurs univers irréconciliables. Le film joue justement sur cette ambivalence — une farce doucereuse où l’on ne sait jamais trop s’il faut rire ou frémir de peur.
Sous ses airs d’action débridée et de provocation permanente, Anderson livre une satire politique à peine voilée : critique de la politique migratoire de Donald Trump, mais aussi réflexion sur l’immobilisme d’un monde dominé par les mêmes figures de pouvoir. La manière dont l’establishment manipule l’opinion afin de discréditer le mouvement insurrectionnel, se révèle très perspicace : elle est certes familière mais toujours dérangeante.
Leonardo DiCaprio s’y révèle inspiré et doté d’une aisance jubilatoire face à l’utopie tragique du projet, tandis que Sean Penn incarne un colonel américain hallucinant, caricature grotesque et subjuguante du pouvoir militaire. Côté féminin, Regina Hall est remarquable en Deandra, personnage discret mais essentiel, gardienne d’un secret central au récit. La virtuose mise en scène entraîne le spectateur haletant dans une course effrénée où le burlesque côtoie la tragédie. L’une des scènes finales, tournée sur la route, s’impose comme un adieu au road movie classique, lequel est désormais contaminé par la confusion culturelle et morale du monde contemporain. Avec ce film à la fois drôle, corrosif et sinueux, Paul Thomas Anderson signe une œuvre à la fois politique et divertissante, portée par des personnages explosifs. Une bataille après l’autre se déploie comme une fable baroque et déjantée sur la révolution, la manipulation et la dérive du pouvoir, portée par un rythme effréné et des figures intensément humaines.
Considérer le film comme un simple manifeste idéologique serait dommage : Anderson y montre surtout que, à chaque époque, nous combattons un ordre établi qui peut changer de visage ou de forme, mais sans renoncer à ses réflexes structurels de domination.

Boots : Ne pas dire, ne pas voir
La série Boots, disponible sur Netflix, met en scène Cameron Cope, un jeune homme homosexuel qui s’engage dans un camp d’entraînement militaire avec l’objectif de changer de vie et d’échapper à sa mère, une femme étouffante et manipulatrice. Accompagné de son ami Ray, il plonge dans un univers brutal, machiste, homophobe, misogyne et violent, où il doit dissimuler son orientation sexuelle pour survivre, et où la moindre faiblesse devient un danger.
Sous la pression constante, Cameron subit brimades, humiliations et mépris, notamment de la part du sergent Sullivan, personnage paradoxal qui exprime une haine féroce de l’homosexualité — figure centrale de la série.
Le camp se présente comme une machine à broyer l’individualité et la sensibilité, cherchant à transformer ces jeunes recrues en armes humaines, dépourvues d’émotion. Les supérieurs évoquent d’ailleurs le sergent Hartman du film culte de Stanley Kubrick, Full Metal Jacket : même autorité brutale, même langage humiliant, même obsession de transformer de jeunes hommes en machines de guerre dénuées d’émotion.
Les premiers épisodes, un peu hésitants entre comédie et drame, laissent ensuite place à une narration plus dense et plus émotive. Le spectateur s’attache progressivement à Cameron et à sa lutte pour préserver son identité au milieu de l’endoctrinement et de la violence institutionnelle.
Au-delà du thème de l’homosexualité, la série aborde les notions de passage à l’âge adulte, de camaraderie et de fraternité virile, souvent ambivalente.
Les seconds rôles sont particulièrement réussis :
– Angus O’Brien (Hicks), excellent en soldat aux idées aussi farfelues qu’extrêmes ;
– Vera Farmiga, touchante et irritante en mère étouffante ;
– Blake Burt et Brandon Tyler Moore, les frères Bowman, incarnent avec justesse la devise militaire : « Kill the boy, let the man be born. »
Cette phrase résonne avec la politique américaine du Don’t ask, don’t tell, instaurée officiellement en 1993 mais déjà pratiquée officieusement sous l’ère de George H. W. Bush (période à laquelle la série se déroule). Elle permettait aux homosexuels de servir dans l’armée à condition de taire leur orientation. Cette loi, mise en place sous Bill Clinton et Colin Powell, imposait un silence forcé, sous peine d’exclusion.
Entre 1993 et son abrogation en 2011, sous l’administration Obama, plus de 14 000 militaires ont été contraints de quitter l’armée pour avoir enfreint ce pacte du secret. La série s’inspire d’ailleurs directement du mémoire autobiographique The Pink Marine (2015) de Greg Cope White, sur lequel elle se fonde. L’esthétique et la mise en scène rappellent clairement Full Metal Jacket de Stanley Kubrick : dortoirs alignés, discours militaristes, et cette même tension entre discipline, humiliation et déshumanisation.
Enfin, Boots assume pleinement son regard homoérotique sur les corps masculins, tout en soulignant la violence du rejet que subissent les homosexuels dans des milieux virilistes.
Une série imparfaite, parfois maladroite dans son ton, mais nécessaire et courageuse, qui met en lumière la difficulté d’exister et d’aimer dans un système qui nie la différence.
La preuve que cela dérange : le secrétaire américain à la Défense a déclaré que la série était une « ordure woke ».

Le Narcisse noir : passion et vertige
Le Narcisse noir, adapté du roman de Rumer Godden, est un film de Michael Powell et Emeric Pressburger, réalisé en 1947. Il raconte l’histoire d’un groupe de cinq nonnes de l’Angleterre postcoloniale, envoyées par leur ordre dans un ancien palais perché sur les hauteurs escarpées de l’Himalaya, autrefois harem d’un rajah. Là-haut, les éléments naturels sont extrêmes, et les communautés locales, aux mœurs païennes, mettent leur foi et leur mission à rude épreuve.
Grâce à l’intermédiaire d’un aventurier anglais, elles parviennent à établir un contact avec la population, notamment avec un jeune prince désireux de s’instruire et d’enrichir ses connaissances. Sous la direction de la sœur supérieure, Sœur Clodagh (interprétée par Deborah Kerr), les religieuses entreprennent de transformer le palais : elles y ouvrent une école, un dispensaire, et cherchent à y instaurer leur vision spirituelle du monde. Mais bientôt, le lieu, chargé d’une sensualité latente, exacerbe les tensions intérieures.
Entre passion et dévotion, foi et tentation, les nonnes se voient peu à peu confrontées à leurs désirs enfouis, symbolisés notamment par la présence troublante d’une jeune fille indienne incarnant la passion et l’érotisme.
Les couleurs sont flamboyantes, la cinématographie à la fois somptueuse et oppressante. Certaines scènes sont devenues cultes, comme celle de la cloche suspendue au bord vertigineux d’une falaise. Le film est une véritable œuvre d’art, convoquant de multiples références picturales : Fragonard pour la luxuriance sensuelle et mythologique des paysages, Georges de La Tour pour l’intimisme des scènes d’intérieur baignées de lumière, ou encore Turner pour le romantisme dramatique et les puissances atmosphériques qui traduisent la dureté de la nature.
Le Narcisse noir confronte la nature à la raison, la religion aux croyances ancestrales. L’odeur du narcisse noir, le trouble des sentiments, le passé qui resurgit malencontreusement à cause des lieux originels, la tentation contenue dans le rouge d’une lèvre maquillée, les peintures gravées de femmes dansantes sur les murs, le tambour obsédant — symbole de la montée du désir —, tout concourt à faire de ce film un drame vénéneux où la spiritualité bascule dans la folie.
Étrange et fascinant, ce chef-d’œuvre parvient à recréer la majesté de l’Himalaya alors même qu’il fut entièrement tourné dans les studios de Pinewood, en Angleterre.